Le Pouvoir, au service de Qui ?
Depuis 1960, Madagascar cherche son chemin. Tandis que d’autres pays, au profil comparable, accèdent à des niveaux de développement enviables, les conditions de vie dans la Grande île ne cessent de se dégrader. Victime impuissante, la population n’a d’autres solutions que de se révolter périodiquement contre une classe politique qui la paupérise et la méprise, sans jamais se remettre en question. Car ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui, l’étaient déjà sous les régimes précédents, et ceux qui n’y sont plus ne songent qu’à reprendre leur place perdue…
Depuis 15 ans, l’Observatoire de la vie publique (SeFaFi) dénonce les dysfonctionnements et les aberrations dans la gouvernance du pays. Mais les dirigeants successifs s’évertuent à ignorer les conseils et les mises en garde de la société civile. Au-delà des péripéties qui scandalisent les citoyens et ternissent l’image du pays au sein de la communauté internationale, la question demeure : pourquoi cet aveuglement et cette surdité des dirigeants successifs ? Pourquoi leur incapacité à prendre la mesure du réel autant que les décisions qui s’imposent ?
La théorie
Tout le monde le sait, sauf nos dirigeants : s’engager en politique, c’est vouloir le bien commun du pays et de ses habitants. Voilà pourquoi la collectivité confie le pouvoir à des représentants chargés d’agir en son nom pour le bien de tous : le fokonolona au chef de fokontany, la commune au maire, la région ou la province à leurs dirigeants respectifs, et le pays entier au président de la République
et au gouvernement. Ces personnes, qui constituent ce qu’on appelle le pouvoir exécutif, ont la responsabilité de réaliser les promesses grâce auxquelles elles ont été élues, et de prendre les décisions au nom des citoyens. Elles sont également tenues de rendre des comptes à leurs électeurs et à l’ensemble des administrés, en respectant le principe de redevabilité. Chacun se doit d’assumer ses responsabilités à son niveau, de sorte qu’il est aussi absurde qu’un président de fokontany inaugure un barrage hydraulique, que de voir un président de la République inaugurer une école primaire ! « A chacun son métier, et les vaches seront bien gardées », dit un proverbe. Les décisions à prendre, les deux interventions à faire, doivent être proportionnées à l’étendue du pouvoir de chacun.
Parallèlement, d’autres responsables ont la tâche spécifique de concevoir et de voter les lois et délibérations qui régissent la vie commune des citoyens. Ils forment ce que l’on appelle le pouvoir législatif, qui concerne les conseils municipaux et les assemblées régionales ou provinciales, et plus encore les députés, dont le rôle spécifique est de faire les lois ou de les adapter à l’évolution de la société et aux besoins des citoyens. C’est dire combien sont inadaptées et ridicules les prétentions des législateurs à vouloir développer leur circonscription ou à gérer les dotations de l’Etat. Pour légiférer, nul besoin de 4×4 ni d’indemnités faramineuses. Par contre, leur présence à l’Assemblée nationale est indispensable au bon fonctionnement du pouvoir législatif. Ceci étant, comment le citoyen peut-il accepter que seuls 18 députés (sur 151) aient voté la loi scélérate sur la communication qui, malgré ses entorses flagrantes aux libertés fondamentales, a passé avec succès le contrôle constitutionnel et est sur le point d’être promulguée par le président de la République ? Et pourquoi ces lois de finances régulièrement adoptées à l’unanimité en moins d’une journée, sans aucune discussion sur le fond ni un seul amendement, alors qu’il y faut des semaines et des mois de débats techniques dans les vraies démocraties ?
Enfin, le bon fonctionnement d’une société a besoin d’une instance qui juge les litiges opposant les citoyens entre eux, et les citoyens à leurs dirigeants. C’est le rôle du pouvoir judiciaire dont la crédibilité exige qu’il soit impartial et donc indépendant des pouvoirs exécutif et législatif. Le juge est censé dire le droit et décider en conformité avec la loi (et avec la Constitution pour le juge constitutionnel), en conscience, refusant toute interférence politique et toute incitation financière ou autre. Alors seulement la justice deviendra crédible pour la population. Cet objectif est trop souvent bafoué, et publiquement, par les magistrats eux-mêmes.
Si ces conditions sont réunies, ou du moins si les uns et les autres s’efforcent de les réunir, le pays sera sur la voie de la « démocratie », de la « bonne gouvernance » et de « l’Etat de droit » – autant de belles expressions désormais galvaudées, à force d’être ressassées par ceux-là même qui font le contraire de ce qu’ils proclament. L’exercice du pouvoir ne s’improvise pas. Il est le fruit d’une expérience pratique et doit respecter une éthique, ainsi que les procédures et les règles qui existent.
La pratique
Loin de ces considérations théoriques, force est de constater qu’aucun des trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, n’est à la hauteur de sa tâche. Ils véhiculent chacun un même déni de réalité, un même mépris de la loi, une même indifférence aux humains et un même degré de corruption, tous unanimement dénoncés à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Ces carences proviennent de l’incapacité technique de certains, d’un manque d’honnêteté intellectuelle et de courage d’agir, et de mentalité et comportements pleins d’arrogance mais profondément ancrés. C’est là que se trouve l’origine du blocage auquel le pays est confronté depuis des générations.
La première évidence qui ressort de l’exercice du pouvoir est le déni de réalité.
A titre d’exemple, comment le premier responsable politique peut-il nier publiquement la réalité de la paupérisation, alors que toutes les statistiques et tous les indicateurs nationaux et internationaux nous relèguent au rang des 10 pays les plus pauvres du monde ? Comment peut-on relativiser le kere dans le Sud, alors que des centaines de milliers de concitoyens sont chaque année en proie aux affres de la faim ? Comment peut-on laisser se développer, au-delà des vols de zébus et des massacres auxquels ils donnent lieu, une insécurité de plus en plus meurtrière pour la population, dans les villes comme dans les campagnes ? Cette incapacité à prendre la mesure des choses et à vouloir résoudre au plus vite les situations les plus dramatiques a pour contrepartie des comportements aussi déphasés que scandaleux. Faire étalage public d’un style de vie indécent et provocateur pour la misère ambiante témoigne d’une grave indifférence, voire un mépris intolérable à l’égard de ses concitoyens. On songe aux incessants voyages en avion privé ou en première classe, aux fêtes somptueuses et aux habits de luxe, aux réceptions qui se succèdent dans les meilleurs hôtels, aux cortèges de 4×4 flambant neufs, vitres teintées, sirènes hurlantes et service d’ordre arrogant qui humilie l’automobiliste et se moque du code de la route. Ce faisant, le pouvoir asservit le peuple, alors qu’il est tenu de le servir.
Les hommes politiques en charge du bien commun sont élus sur un programme qui légitime leur pouvoir, et donc sur leurs promesses électorales. L’on cite, en vrac, la fin du délestage en trois mois, la réfection de la route Ambilobe-Vohémar, la solution aux problèmes des universités, la transparence de l’information et l’ouverture à tous des médias publics, etc. Mais le refus d’honorer la parole donnée enlève toute crédibilité à la classe politique. Il ne suffit pas de répéter à satiété qu’on a été élu (avec quel pourcentage de l’ensemble des citoyens ?) pour garder une légitimité formelle de gouvernant : un élu qui ne respecte pas ses promesses délégitime lui-même, et fragilise son pouvoir. Un employeur est en droit de licencier un ouvrier qui ne fait pas son travail, un contrat dont les clauses ne sont pas respectées peut être rompu ; les politiciens seraient-ils les seuls à n’avoir pas à rendre compte de leurs actes, sous le prétexte qu’ils sont élus sur des promesses ?
Enfin, la pratique politique témoigne du mépris constant de la loi, alors que la loi est censée être « la même pour tous ». Nul n’est au-dessus de la loi, dit-on – sauf la classe politique. A preuve, l’impunité est garantie aux tenants du pouvoir et à leur entourage, à tous les niveaux. Aucun dirigeant n’a jamais été condamné pour détournement de fonds publics, pour abus de pouvoir, pour trafic de bois précieux, pour accaparement illicite de terres ou pour contrat minier clandestin. Plus grave, l’absence de sanction s’étend aux violations de la Constitution, régulièrement légitimées par la Haute Cour Constitutionnelle, ce qui les met à l’abri de toute contestation. Il en fut ainsi des articles 10 et 11 (liberté d’expression et droit à l’information), 41 (déclaration de patrimoine), 50 (empêchement du président de la République), 54 (nomination du Premier ministre) ou 72 (mandat impératif des députés). Cette impunité affichée et revendiquée, dont témoigne de manière scandaleuse la Feuille de route de 2011, constitue une des principales raisons de la profonde rupture entre la classe politique et l’opinion publique.
Que faire ?
La gravité de la situation présente n’échappe à personne – si ce n’est peut-être aux politiciens qui vivent hors du réel. Les signaux d’alarme se multiplient, venant de tous les horizons de la société civile. Pour autant, faut-il en revenir à une nouvelle Transition, convoquer une nouvelle concertation nationale aussi peu représentative et aussi ouvertement manipulée que les précédentes, et bricoler
une nouvelle Constitution ? Ces propositions émanant de politiciens mis au rancart ou d’ambitieux qui n’osent se déclarer, ne résoudront rien. Au pire, elles achèveront de déconsidérer le pouvoir, au mieux, elles feront revenir les mêmes…
La solution n’est plus dans les paroles, elle est aux actes. « Asa fa tsy kabary » (acta non verba), aimait à répéter le président Tsiranana. Ce temps est venu, mais en rejetant la méthode du ministère de l’Education nationale qui, pour éradiquer la corruption (il est la 3e institution la plus corrompue, déclarait récemment le Bianco), imagine introduire des cours contre la corruption dans les programmes scolaires. Ce seraient donc les enseignants corrompus qui enseigneraient cette matière, et les cadres corrompus du ministère qui en cautionneraient l’application !
Le moment est arrivé de faire le point sur la première moitié du mandat présidentiel qui est aussi le premier mandat de la IVe République. En attendant, il est urgent de mettre en place la HCJ (Haute cour de justice), le Tribunal en charge de bois précieux, et un tribunal anti-corruption impartial aux membres indépendants et totalement libres de mener leurs investigations sur tous les cas. Et, surtout, de commencer par sanctionner les corrompus les plus notoires…
Antananarivo, 20 août 2016